Angèle Kremer Marietti

 

LA DÉMESURE CHEZ NIETZSCHE :

HYBRIS OU SUBLIME ?

(Une première forme de cet article a paru dans la Revue Internationale de Philosophie Pénale et de Criminologie de l’Acte, N° 5-6 – 1994, pp. 69-84.)

1. L’opposition Apollon-Dionysos dans la Naissance de la tragédie

Nous posons pour acquis dès le départ de la symbolique nietzschéenne le symbole de la démesure avec Dionysos et le symbole de la mesure avec Apollon.

Rappelons qu'Apollon, le dieu de la justice, de l'ordre, de la beauté, de la musique et de tous les arts, le maître de la lyre, est aussi le maître des oracles, le dieu de Delphes où il a son sanctuaire. Ainsi que l'a établi la Naissance de la tragédie, première oeuvre publiée par Nietzsche - fin 1871, avec le millésime 1872 - l'antithèse mesure/démesure nous renvoie à l'antithèse Apollon/Dionysos. Cette opposition entre Apollon et Dionysos a d'abord été posée par Plutarque (46-120 ap. J.-C.) parfaitement connu de Nietzsche ; elle a été reprise par Michelet dans la Bible de l'humanité (1864). Cette opposition renvoie à l'opposition ordre/désordre, justice/hybris, en outre, à celle de la forme ou de la "belle apparence" et de la force, voire de l'informe ou du difforme. Nous pouvons retrouver également en elle l'antithèse du beau et du sublime, telle que Kant (1) l'avait déjà reconnue, ou celle entre nature et culture, chère à Rousseau. Nous pouvons y reconnaître également l'opposition entre la loi et la violence.

En termes de métaphore, Dionysos est le torrent endigué par Apollon, "sublime" étant la maîtrise artistique de l'horrible (selon la section 7 de la Naissance de la tragédie ).

Au moment où il écrit la Naissance de la tragédie, Nietzsche a l'intention d'être un philologue de qualité, doublé, il est vrai, d'un philosophe qui réfléchit sur les faits de civilisation. Année par année, il le prouve par ses cours à l'université de Bâle. Avec le bref intermède de la guerre de 70, à laquelle - et bien qu'il se soit désormais déclaré comme apatride - il prend part du 11 août au 2 septembre, date de son hospitalisation pour dysenterie et diphtérie, Nietzsche s'est, depuis le 19 avril 1869, consacré, à ses cours sur l'histoire des philosophies préplatoniciennes et sur Hésiode. Sa leçon inaugurale à l’université eut lieu le 28 mai : elle portait sur Homère. Le 18 janvier 1870, il fit une conférence sur le Drame musical grec ; il a aussi, dans l'hiver 1870, traité de la métrique et de la rythmique grecques et probablement de Prométhée d'Eschyle et d'Oedipe roi de Sophocle. Dans le semestre d'été 1871, il introduisit ses étudiants à l'étude de la philologie classique et, le semestre suivant, à la philosophie de Platon.

Nietzsche écrivit encore des textes préparatoires à l'oeuvre de la Naissance de la tragédie ; outre les deux conférences citées, il produisit à la même époque deux textes : la Conception dionysiaque du monde et la Tragédie et les esprits libres.

Le cours de 1870 sur l'Oedipe-roi de Sophocle ouvrait aux problèmes philologiques et esthétiques. Socrate et la tragédie (1871) est déjà un écrit destiné à faire partie intégrante de la Naissance de la tragédie. La rédaction d'autres textes, comme l'Etat grec et Origine et but de la tragédie contribueront à alimenter le fond de l'oeuvre de 1872.

 

2. Le principe dionysiaque

Avec la mise au jour du principe dionysiaque, Nietzsche a fait une double découverte : d'une part, il a rectifié et élargi la conception qu'on se faisait des Grecs à son époque ; entre autres, celle de Winckelmann (1717-1768) qui avait canonisé l'art grec.

En effet, on voyait les Grecs empreints d'une sérénité purement apollinienne, et Nietzsche les montre, au contraire, cachant sous cette sérénité un véritable abîme dionysiaque. Dionysos est donc, après Apollon, la seconde dimension des Grecs anciens : à côté de la mesure apollinienne, il signifie ni plus ni moins que la démesure grecque. Mais il est clair que Dionysos ne concerne pas seulement les Grecs ; avec cette entité il s'agit en fait d'une vérité universelle : la démesure humaine (2).

Et telle est la seconde découverte de Nietzsche. Ainsi, Nietzsche découvre en même temps une double vérité radicale, concernant les Grecs en particulier et l'humanité en général, et qui n'est autre que la démesure. A cette démesure il rattachera la volonté de puissance qui constitue l'objet de ce qu'il désigne dans Par delà le bien et le mal comme étant une "psychologie des profondeurs".

L'idée du contraste apollinien/dionysien est d'abord immédiatement posée sur un plan esthétique : la tragédie attique, selon Nietzsche, l'un des accomplissements de l'art dorien, fait la synthèse de ces deux notions antithétiques et complémentaires, puisque la tragédie "naît" de l'opposition des entités que représentent les termes d' Apollon et de Dionysos. Nietzsche pense aussi ce contraste comme "métaphysique", mais dans un sens qui lui est propre (alors qu'il critique par ailleurs le concept de métaphysique) : ce contraste est "métaphysique" parce qu'il éclaire le rapport secret de choses qui n'avaient jamais été mises en confrontation : par exemple, l'opéra et la révolution.

Dans la Préface de la Naissance de la tragédie, dédiée à Richard Wagner, Nietzsche affirme l'art comme étant "la tâche la plus haute et l'activité essentiellement métaphysique de cette vie". C'est là une formule qu'il partageait, à l’époque, avec Wagner lorsque ce dernier séjournait à Tribschen avec Cosima.

Un fragment de 1888 permet de mieux comprendre ce que Nietzsche veut dire, c'est ainsi qu'il précise le "dionysiaque" dans toute l'ampleur de sa complexité :

"Le mot 'dionysiaque' exprime un besoin d'unité, un dépassement de la personne, de la banalité quotidienne, de la société, de la réalité, franchissant l'abîme de l'éphémère; l'épanchement d'une âme passionnée et douloureusement débordante en des états de conscience plus indistincts, plus pleins et plus légers; un acquiescement extasié à la propriété générale qu'a la Vie d'être la même sous tous les changements, également puissante, également énivrante; la grande sympathie panthéiste de joie et de souffrance, qui approuve et sanctifie jusqu'aux caractères les plus redoutables et les plus déconcertants de la Vie: l'éternelle volonté de génération, de fécondation, de Retour: le sentiment d'unité embrassant la nécessité de la création et celle de la destruction" (traduction Quinot).

Autrement dit, "dionysiaque" concerne le processus universel apparu comme le châtiment de l'hybris, dans la référence de Nietzsche à la philosophie héraclitéenne.

Dans la Naissance de la tragédie, il est question, en effet, de l'Un-primordial, une notion qui concerne le chaos antérieur à tout cosmos, avant même que n'opérât le principe d'individuation, une réalité et une notion qui se trouvent déjà chez Schopenhauer dans le Monde comme volonté et comme représentation : elle apparaît au livre II, section 23, dans laquelle Schopenhauer affirme que la pluralité en fait partie, conditionnée qu’elle est dans l'espace et dans le temps. Au livre III, section 43, de l’œuvre de Schopenhauer, le principium individuationis est présenté comme l'équivalent du principe de raison suffisante ; à la section 51 du même livre, il est la forme du phénomène.

Pour Nietzsche, qui commence par utiliser ce principe dans une citation empruntée à Schopenhauer (extraite du livre IV, section 63 du Monde comme volonté et comme représentation), cette expression est rapportée à Apollon qui, pour Nietzsche, représente l'image divine et splendide du principe d'individuation selon l'aptitude d'Apollon à délimiter les contours des êtres, tandis que Dionysos au contraire les confond. En 1888, Nietzsche estime que sa perception et aussi son interprétation du phénomène dionysiaque constituent la première nouveauté de la Naissance de la tragédie. Et il n'a pas tort. L'autre nouveauté étant, d'après lui, son interprétation du socratisme, à partir d'un Socrate vu comme "le décadent typique".

La voie nouvelle qui s'ouvre ainsi est celle de la vérité radicale, et c'est aussi celle de la grande transvaluation éthique, esthétique et épistémologique, dont Nietzsche fait la promesse.

Cette grande transvaluation devait réaliser sa systématisation dans le grand livre de la Volonté de puissance qui, comme on sait, ne vit pas le jour. En 1886, Nietzsche a prévu l'un des nombreux plans pour cette œuvre ; il est ainsi formulé:

"La volonté de puissance.Essai de transmutation de toutes les valeurs (en quatre livres).

Livre premier : Le danger des dangers. (Représentation du nihilisme comme conséquence nécessaire des jugements de valeur actuels). Des puissances prodigieuses sont déchaînées, mais elles se contredisent: se détruisant mutuellement). Dans la collectivité démocratique, où chacun est spécialiste, le but fait défaut: cette classe est le sens du multiple dépérissement des individus en autant de fonctions.

Livre second : Critique des valeurs (de la logique, etc.). Montrer partout la dysharmonie entre l'idéal et ses conditions (par exemple la sincérité chez les chrétiens qui sont constamment contraints à mentir).

Livre troisième : Le problème du législateur (là, l'histoire de la solitude). Lier à nouveau les puissances déchaînées, afin qu'elles ne se détruisent plus réciproquement. Ouvrir les yeux pour la réelle augmentation de la puissance !

Livre quatrième : Le marteau. Comment les hommes, qui évaluent à l'inverse, doivent-ils être constitués ? Des hommes qui ont toutes les qualités de l'âme moderne, mais qui sont assez forts pour toutes les transformer en santé ! Les moyens dont ils disposent pour accomplir cette tâche. Sils-Maria , été 1886 ".

 

3. Vers la Volonté de puissance

Comme on vient de le voir dans les textes de 1888 et de 1886, ce qui caractérise aussi bien le principe dionysiaque que le projet de la Volonté de puissance, ce n'est autre que l'ambiguïté en tant que telle, c’est-à-dire l'idée que les choses ne sont pas simplement comme elles apparaissent mais qu'elles dissimulent une face obscure ou cachée que le dionysiaque "récupère" en tablant sur les aspects connus de l'existence en même temps que sur leur contraire qui reste obnubilé par la surface qui s'impose à nous.

Mais il ne s'agit pas ici de l'antithèse, classique en philosophie, entre l'apparence et l'être ! Pour Nietzsche l'apparence garde toute son importance et l'être ne domine pas au détriment de l'apparence. En fait, l'ambiguïté concerne la vérité radicale : or, celle-ci n'est pleine et entière que dans sa totalïté. Pour discerner cette vérité radicale, il faut, entre autres, connaître toutes les questions sur la psychologie de l'erreur dont Nietzsche dresse le tableau en 1888 :

"1° confusion entre cause et effet; 2° confusion entre ce qui est vrai et ce qui est cru vrai; 3° confusion entre la conscience et la causalité; 4° confusion entre la logique et le principe du réel".

Il dresse également à cette date le tableau des valeurs erronées qui se déduisent facilement de la philosophie de la Naissance de la tragédie: 1° Morale erronée; 2° Religion erronée; 3° Métaphysique erronée; 4° Idées modernes erronées. Et il demande explicitement quel est le critère de la vérité. Pour répondre à cette question, il propose d'étudier la volonté de puissance, d'établir une symptomatologie de la décadence, d'observer la physiologie de l'art et la physiologie de la politique.

À titre de comparaison citons l'un des derniers plans proposés par Nietzsche pour son oeuvre de la Volonté de puissance:

"Transvaluation de toutes les valeurs. Livre I: L'Antéchrist: Essai d'une critique du christianisme. Livre II: Le Libre Esprit : Critique de la philosophie comme étant un mouvement nihiliste. Livre III: L'immoraliste: Critique de l'espèce d'ignorance la plus pernicieuse : la morale. Livre IV: Dionysos : Philosophie de l'Eternel Retour" .

Inutile de dire que le plan ainsi reformé s'est éloigné du projet initial. Du moins, l'ouvrage qui, en 1888, était préparé pour l'impression sous le titre de l'Antéchrist, qui est une critique du christianisme, ne représente cependant pas véritablement le commencement de l'oeuvre annoncée sous le titre de la Volonté de puissance. Le projet n'a pas abouti et, tel qu'il était supposé être partiellement réalisé, on peut dire qu'il a échoué : voilà qui conforte l’opinion de ceux qui affirment que ce livre n'existe pas. Certes, le livre n'existe pas en tant que livre, mais les aphorismes désignés en 1887 par Nietzsche pour y figurer existent bien, ils existent au moins autant que les Pensées de Pascal. S'agit-il d'un échec de la création ou d'une volonté de masque, comme l'affirmait Chestov en 1926 (dans la Philosophie de la tragédie) ?

 

4. Des Grecs à Raphaël et à Beethoven

Mais revenons à la philosophie que Nietzsche tire des Grecs, et qui nous concerne malgré notre modernité. Nietzsche reprend pour partie la vision apollinienne des dieux olympiens, en ce sens qu'ils divinisent tout le réel, bon ou mauvais et qu'ils constituent, en ce qui concernent les Grecs, une création de rêve due à leur "état naïf". Marcel Détienne a ridiculisé les "énoncés de Nietzsche sur la naïveté des Grecs" (cf. son ouvrage, Dionysos mis à mort, Gallimard, 1977). Cet "état naïf" attribué aux Grecs peut, en effet, laisser dubitatif, mais, dans la Naissance de la tragédie, Nietzsche le présente en tant qu'il est fait de chimères énergiques et d'illusions heureuses : "le but vrai est caché sous une image illusoire". Il s'agit, en fait de naïveté, d'un état d'illusion assez courant et susceptible d'intervenir dans toute civilisation, ancienne ou moderne.

Car il existe un art dont le but est précisément l'illusion obstinée à adoucir la vie humaine. On peut supposer que la conscience de soi se transfigure et se déguise dans une sphère de beauté; et c'est dans cette sphère de beauté que Nietzsche voyait les Grecs contemplant les dieux olympiens, "faits à leur image", comme il le précisait. Il s'agit essentiellement du rêve que Nietzsche qualifie d'apollinien, qui est ici un rêve collectif, une projection de la psyché grecque, et qui est donc aussi un mythe.

Tel que le conçoit Nietzsche, ce rêve correspond déjà à la définition qu'en donnera Freud dans le Rêve et son interprétation, et qui est la suivante : "un substitut de tout le contenu sentimental et intellectuel des associations d'idées auxquelles l'analyse m'a fait parvenir" (1925, p.32). Ce qui veut dire que le rêve n'est rien d'autre qu'un substitut de représentations vécues. Certes, parler de la naïveté des Grecs simplifie prodigieusement l'analyse de Nietzsche, car il y voit, entre autres, le symbole de l'homme universel au moment de sa primitive séparation d'avec sa nature instinctive, de la même façon que Jung, dans Présent et avenir, considérera le moment de séparation, qui conduit l'homme civilisé à un conflit entre le conscient et l'inconscient, l'esprit et la nature, le savoir et la croyance. C'est aussi pourquoi Jung ne fait que reprendre une idée de la Naissance de la tragédie, quand il affirme que l'art est fécondé par le mythe, c'est-à-dire par un "processus symbolique inconscient".

Il reste que la différence essentielle entre Apollon et Dionysos procède de la différence entre le rêve et l'ivresse. Apollon permet le rêve et la délivrance par le rêve, et cela au moyen de l'apparence reflétée dans une autre apparence ("l'apparence de l'apparence").

À ce propos, Nietzsche donne une très belle analyse du tableau de Raphaël (1483-1520), représentant la Transfiguration (commencée en 1518 et restée inachevée). Ce tableau illustre la notion d'apparence de l'apparence. La première apparence est un spectacle de douleur, et une réciproque nécessité relie celle-ci à un monde nouveau d'apparences, mais auquel les acteurs de la scène de la première apparence sont aveugles, parce qu'ils sont prisonniers de cette première apparence. L'un des mondes est la condition de l'autre : sans la douleur du monde, l'artiste ne serait pas incité à créer un monde nouveau d'apparences, contrepoids du premier monde. Au contraire, Dionysos, lui, propose la dissolution de l'apparence, avec la fin de l'individuation signalée par l'appel de jubilation qui opère comme le charme inverse de celui d'Apollon.

Dionysos est donc caractérisé, non par le rêve, mais par l'ivresse. En quel sens faut-il prendre ce terme ? Tout d'abord, l'état d'ivresse, en tant qu'état physiologique, peut provenir soit d'un breuvage, soit du printemps, soit d'une extase spirituelle. C'est un état primitif qui constitue plus une régression qu'une sublimation. En tout cas, il y a une marche régressive du sens de la perception ou de la représentation, et allant de l'apparence superficielle, en deçà même de l'apparence de l'apparence, vers un fonds commun indifférencié de tous les êtres, véritablement en deçà de l'individu. Cette ivresse dionysiaque a, certes, eu, chez les Grecs eux-mêmes, des interprétations différentes: au moins, deux interprétations opposées. Le fond commun de ces deux interprétations, que nous examinerons plus loin, est que Dionysos, dieu tard venu dans l'Olympe, apporte avec lui une croyance populaire: à savoir que l'ivresse permet à l'homme de passer de l'état humain à l'état divin.

Nietzsche part du point de vue de la psyché comme opérant habituellement selon deux principes : le principe du rêve, qui embellit tout ce qui concerne l'homme, et le principe de l'ivresse qui le réconcilie avec tout ce qui existe au point de justifier le mal humain (selon la section 9 de la N.T.).

Car l'ivresse évoquée a le privilège d'abolir toutes les frontières et toutes les limites, aussi bien celles entre le maître et l'esclave que celles entre l'homme et la nature, entre l'homme et l'homme. L'ivresse produit la fraternité universelle. Ce n'est pas sans raison que, dans la Naissance de la tragédie, Nietzsche fait allusion à l'Hymne à la joie. Aussi, avec l'ivresse et avec la forme de régression qu'elle entraîne, il faut considérer qu'interviennent deux éléments nouveaux, très importants dans toute civilisation aussi archaïque soit-elle. Ces éléments sont l'existence d'un mal perçu à travers l'infraction et le besoin de le purger : c'est-à-dire la faute et le châtiment.

Dans le processus de la rhétorique, c'est là qu'intervient la purgatio, c'est-à-dire la justification de l'accusé (3). On demande s'il y avait nécessité pour qu'un tel acte existât, si la violence pouvait être évitée ou diminuée : la nécessité était-elle une nécessité compulsive ?

L'ivresse qui libére l'individu en l'annihilant a pu jouer un rôle culturel dans les fêtes dionysiaques de la Thrace, en particulier dans la tribu des Satrai ou Satrae, où se déroulaient des rites orgiastiques. D'après Hérodote (voir le livre VII, sections 110 et 111 de ses Histoires) que cite Nietzsche, le culte dionysiaque a, en Thrace, précédé le culte apollinien : il y avait là un service d'oracle inspiré par Dionysos (et non pas par Apollon comme à Delphes). On a eu confirmation de ces événements rituels à travers d'anciennes pièces de monnaie, découvertes en Macédoine. L'archéologue britannique, William Ridgeway (1853-1926), qui découvrit ces pièces, les analysa et en fit un rapport détaillé dans son ouvrage de 1901, Early Age of Greece. Ces fêtes dionysiaques se déroulaient dans un débordement d'énergie sexuelle dont, écrit Nietzsche dans la Naissance de la tragédie, "les vagues s'attaquaient à la famille et à ses principes respectables". Cette régression - dont Nietzsche n'hésite pas à dire qu'elle va de l'homme au tigre et au singe - était, selon ses paroles, "un déchaînement total de toutes les forces symboliques", l'homme étant alors entièrement dépouillé de son être subjectif et ne s'exprimant plus que par les forces cosmiques antérieures à ce qui avait été le moi empirique.

En transposant au point de vue de la création poétique, Nietzsche va donc distinguer le "rêveur apollinien", c'est-à-dire Homère, qui est aussi le poète épique, et l' "enthousiaste dionysien", c'est-à-dire Archiloque, le poète lyrique. Il présente, comme gravé sur des gemmes, le tableau d'un Homère rêveur contemplant Archiloque belliqueux. Tandis qu'Homère ne se confond pas dans l'apparence de l'apparence (Achille furieux n'est pour lui qu'une image), Archiloque s'identifie à ses images : il a conscience qu'elles sont des projections du moi qui se sont réalisées dans l'espace. Bref, le dernier fait véritablement corps avec ses images dans lesquelles il reconnaît son moi profond. C'est ce que Nietzsche reconnaît pour extraordinaire et pour mémorable.

Ainsi, le dionysisme ouvre le cœur de l’Être concret. Dans l'oeuvre de 1872, ce que Nietzsche nomme une "métaphysique de l'artiste", c'est donc, au fond, l'inconscient de l'artiste. Et c'est ainsi que Nietzsche pense la Naissance de la tragédie comme révélant l'inconscient de l'artiste. En ce qui concerne cette découverte de la structure Dionysos comme étant l'élément capital de la psyché aussi bien grecque qu'universelle, et qu'il fait à l'occasion d'un examen de la tragédie, rien ni personne n’est venu contredire Nietzsche. Son contradicteur le plus virulent, un ancien camarade de Pforta, le philologue réputé Wilamowitz-Möllendorf (1848-1931) lui-même enseigne que la tragédie attique est représentée dans le sanctuaire de Dionysos comme faisant partie intégrante du culte. Néanmoins, ce qui distingue Nietzsche, c'est ce qu'il en tire quand il fait de l'art l'accès à la vérité radicale de l'homme. On pourrait se demander de quelle vérité et de quelle connaissance il s 'agit en effet.

5. Vérité radicale du mythe

Prenant la tragédie comme un exemple d'art remarquable, Nietzsche y reconnaît les deux instincts d'art, apollinien et dionysien, ainsi que la musique dont elle est issue : celle du choeur satyrique du dithyrambe. Nietzsche cherche à deviner le sens de ce qui pourrait être un phantasme : pourquoi les Grecs représentaient-ils sous la forme du satyre le rêveur dionysien ? Quelle vérité peut-il se cacher sous cette entité du satyre ?

Présenté comme une divinité, le satyre est, en fait, la synthèse de l'homme et du bouc, réconciliant ainsi l'homme et la nature, ou l'homme et l'animal. Les satyres, nantis de cornes et de pieds faisaient partie de la confrérie du Bacchos grec : celui-ci, en tant qu'une manifestation adoucie de divinités exotiques, était lui-même issu du Dionysos attique, agricole, associé à Déméter, ainsi que du dieu thrace Sabazios, du dieu lydien Bassareus, du crétois Zagreus et de l'Iacchos d'Eleusis. Les satyres, originaires d'Arcadie, étaient quant à eux fils de Pan.

Les rêves des Grecs ont, pour Nietzsche, leurs "symptômes" dans l'image des satyres enjôleurs ou dans celle des ménades dévoreuses de chair fraîche, ainsi que dans la célébration de Dionysos, tard venu car il ne figurera dans l'Olympe qu'après l'époque d'Homère et avant celle de la frise du Parthénon où il siège parmi les dieux.

Il faut souligner que le drame lui-même n'est constitué que lorsque l'enthousiaste dionysiaque est transformé en satyre : "dans sa métamorphose, il perçoit alors une vision nouvelle". C'est là que se combinent en lui Apollon et Dionysos : la vision est un accomplissement de la pulsion apollinienne, mais c'est en même temps la projection de son état dionysiaque propre.

Tout cela ne peut se comprendre que par le présupposé selon lequel l'artiste ne vient qu'après la nature. Car c'est la nature qui possède les forces d'art, l'artiste ne fait que l'imiter. Nietzsche retrouve ainsi un aspect de la théorie d'Aristote selon laquelle l'art imite la nature. Si la civilisation grecque présente une opposition entre l'art et la nature, l'oeuvre de Dionysos permet, au contraire, la fusion totale avec la nature. Et Nietzsche, dont la vision conserve la priorité de la nature ainsi que la mimesis humaine, issues l'une et l'autre de la philosophie d’Aristote, supprime cependant cette opposition entre l'art et la nature, qui était supposée traverser la civilisation grecque antique. En effet, à considérer Dionysos, l'artiste participe aux forces d'art de la nature; il devient une sorte de medium inspiré. Pour Aristote, la mimesis est davantage "représentation" que "création" proprement dite comme elle tend à l'être véritablement chez Nietzsche.

Si l'art dionysiaque est plus qu'une imitation, c'est parce qu'il est fusion et qu'il plonge l'artiste dans la nature même. C'est pourquoi l'art dionysiaque est capable de proclamer la vérité radicale: et ce qu'il révèle de la vérité n'est autre que la démesure. C'est ce qu'affirme la Naissance de la Tragédie : "Le génie se fond avec l'artiste originel de l'univers, il pressent quelque chose de ce qui est l'essence éternelle de l'art". Il peut, comme cette mystérieuse figure légendaire évoquée par Nietzsche, tourner ses yeux en dedans et devenir, tout à la fois, "sujet et objet, poète, acteur et spectateur".

On comprend désormais à quel point l'ivresse dionysiaque pourrait être par elle-même pernicieuse, si l'art n'existait pas comme l'activité créatrice permise à l'homme. Or, le fait premier imaginaire, c'est, nous dit Nietzsche, la musique ; l'existence de la musique atteste que l'ouverture vers le sein de l'Etre du monde s'est opérée. La force symbolique de la musique s'accroît en rythme, dynamique et harmonie. Le choeur dionysiaque "se décharge en se renouvelant sans cesse dans un monde d'images apolliniennes". Et Nietzsche précise le mécanisme et le dynamisme de ce gigantesque sociodrame, mais encore de ce drame universel.

Le processus complexe "apllinien-dionysien" vaut bien davantage que le processus apollonien seul, qui n'est qu'une sublimation par substitution d'apparence, comme ce qu'est le rêve. La combinaison du rêve et de l'ivresse entraîne la métamorphose symbolique du sujet se perdant lui-même dans le cosmos. Le moi atteint la négation empirique qui se produit au profit d'une réalité transcendante et cosmique ainsi reconquise par l'homme. Et c'est là que se situe l'Un-primordial : au centre du moi qui se nie comme sujet individuel, pour n'être plus que le sujet cosmique de la démesure.

Chez l'individu dans son état normal, mesure et démesure s'équilibrent tout en se contrastant: là où le premier conduit à l'illusion, le second conduit à la vérité naturelle. L'illusion est aussi ce que Nietzsche appelle la "vérité supérieure", tandis que la vérité naturelle est ce qui se découvre quand on creuse dans les structures profondes du moi. On obtient ainsi des repères dans la verticalité et qui situent la mesure au-dessus de la démesure. Ces repères font aussi de la sublimation une opération supérieure (c'est-à-dire du côté de la mesure) à condition toutefois que l'élan soit pris depuis l'assise la plus profonde. D'où la nécessaire conjugaison du très-haut et du très-bas.

Avec Apollon, nous voulons et pouvons tout expliquer : coupée de la racine dionysiaque, il nous fait aboutir au rationalisme le plus pur. En tant que guide ou pionnier de la science, Socrate est présenté par Nietzsche comme un type décadent, car il est atteint d'une illusion délirante, puisqu'il est lui-même coupé à jamais des racines dionysiaques. Mais, surtout, du point de vue de la tragédie, ce que Nietzsche reproche à Socrate, c'est d'être doublement responsable : 1) du théâtre d'Euripide ; 2) du statut de la poésie dans les dialogues de Platon et même relativement au style de Platon, que Nietzsche juge hétérogène.

Pour revenir aux problèmes de civilisation, si c'est la crainte du désespoir qui nous a conduits à la religion et à la science, c'est aussi, d'après Nietzsche, grâce au tragique que nous serons ramenés à l'existence, et même à la volupté d'exister. Mais il faut que nous sachions que cette adéquation avec toutes les formes de l'existence quelles qu'elles soient constitue la démesure : celle-ci fait admettre comme nécessaires la lutte et le tourment, et jusqu'à la destruction des phénomènes.

La terreur et la pitié sont alors les sentiments qui nous animent, et ce sont ceux dont procédait la catharsis aristotélicienne. De nouveau, Nietzsche, qui le critique, se rapproche d'Aristote avec la notion de catharsis. Toutefois, il s'éloigne encore du Stagirite en le dépassant avec l'idée que ce que nous atteignons alors, c'est le bonheur de vivre dans la participation à l'Unité vivante. Or, ce qui concrétise le mieux cette participation, c'est l'exemple de la musique dionysiaque, véritable "miroir universel de la Volonté du monde" . Mieux encore, la musique exprime l'Un-primordial, alors que le langage ne fait qu'imiter la musique.

Aussi la thèse de Nietzsche est-elle que la tragédie est née de la musique parce qu'originellement la tragédie est née du choeur tragique. Et il est vrai qu'à ses débuts la tragédie était avant tout un chant, le chant du bouc (tragos) ; mais selon certains auteurs, il s'agirait du chant du grain de blé (également tragos). La scène originaire de la tragédie était composée de tréteaux peu élevés; devant elle, l'orchestre était réservé aux évolutions du choeur; et, au-delà, en demi-cercles concentriques, s'élevaient les gradins où se tenaient les spectateurs. L'auteur tragique était tenu de composer lui-même la musique de son théâtre. Durant les fêtes consacrées à Dionysos, le choeur chantait le dithyrambe tout en dansant autour de l'autel (la thymèle) où était immolé un bouc. C'est du dithyrambe qu'est née la tragédie. Un Dorien, du nom de Pratinas, conçut le drame satyrique, composé de satyres, et qui servira d'appendice dans la trilogie classique.

Nietzsche explique la scène de la tragédie comme une vision qui fait pressentir l'action. Quant au héros tragique, il n'est pas l'acteur en chair et en os jouant devant le spectateur, il se situe en deçà de l'apparence, entre le spectateur et l'acteur : il est, en réalité, une projection phantasmatique issue de la psyché du spectateur et suscitée par les exhortations du choeur.

6. Les sortilèges de Dionysos

Comment Nietzsche conçoit-il Dionysos ? L'avant-dernier paragraphe de Par delà le bien et le mal, évoque le temps de sa jeunesse où Dionysos s'est imposé à Nietzsche. En 1864, âgé de vingt ans, Nietzsche adressait un poème "au dieu inconnu". Mais, un an plus tôt, il avait déjà offert ses prémices à Dionysos.

Sur sa conception de Dionysos, Nietzsche n'est pas très précis. Il se plaît à confondre toutes les légendes entourant cette divinité. Tantôt, il renvoie aux mystères d'Eleusis en usant, métaphoriquement, de la référence schillerienne-beethovenienne avec l'allusion à l'Hymne à la joie de Schiller, formant la partie chorale de la Neuvième symphonie de Beethoven. Or, les Mystères d'Eleusis racontent l'histoire de Déméter, au moment où elle a interrompu son jeûne en buvant un breuvage au pavot et son deuil en souriant aux plaisanteries de Jambé. Ce Mystère comportait un double symbolisme de vie et de mort : d'une part, la chute du blé dans le sillon et celle de l'âme dans la mort; d'autre part, la résurrection du grain dans la moisson et celle de l'homme dans la vie d'outre-tombe. Tantôt, Nietzsche se réfère à l'orphisme. Dionysos-Zagreus est alors le symbole de la vie universelle : à ce titre, il a été démembré et, ayant abandonné la vie, est revenu à la vie. En principe, le caractère orgiastique est étranger aux Mystères. Et Nietzsche en était parfaitement informé. Dionysos devient même, dans l'interprétation de Nietzsche, "l'infaillible justicier" (section 19 de la N.T.).

Deux types d'ivresse renvoient à deux caractères différents quant à la personnalité de Dionysos. Au premier degré, l'ivresse peut être comprise, comme elle était pratiquée dans la tribu des Satrai en Thrace. Il s'agissait alors de l'effet de l'absorption d'une boisson fermentée, dont l'exemple est explicitement donné par la peinture d'un vase d'un Catalogue du British Museum (Catalogue E.439, planche XV) montrant un dieu sauvage, dansant dans un état de violente ébriété. Même alors, mais abusivement, l'homme pouvait se croire devenu un dieu. Du moins en avait-il l'impression subjective. Au second degré, l'ivresse est le sentiment qui accompagne la jouissance de la musique, dont l'exemple est un autre vase, représenté celui-là dans un Catalogue de la Bibliothèque Nationale (Catalogue 576), et montrant un auditeur artiste raffiné, dont la tête est renversée sous l'extase qu'il ressent à l'audition des sons mélodieux qu'exhale sa très grande lyre. Le sens de ces deux images implique assez clairement ce qui les sépare. Les deux pôles de l'ivresse comprise comme intoxication et de l'ivresse comprise comme possession divine sont à la base des modes qui présidèrent aux divers rites, soit orgiastiques, soit extatiques.

Nous sommes là partagés entre l' hybris et le sublime. Néanmoins, dans les deux cas d'ivresse, se constitue l'infraction au principe d'individuation, puisque, chaque fois, l'individu sort de lui-même : soit par l'hybris, soit par le sublime. Et Nietzsche souligne que, dans le dithyrambe dionysiaque, "l'homme est porté au paroxysme de ses facultés symboliques". Est alors interprétée l'ivresse sublime du musicien raffiné comme un processus d'infraction reconduisant l'individu loin profondément au-dessous du moi empirique, jusqu'à l'ouverture cosmique de l'unité primitive du monde, jusqu'au centre même de la réalité de l'univers englobant l'humain et l'extra-humain.

L'art dionysiaque ou dionysien reçoit la fonction de délivrer l'homme aussi bien de la connaissance purement rationnelle, que de l'action et de la souffrance. La volonté d'illusion acquiert plus de valeur dans le sens dionysien dirigé vers le profond et l'originel que la volonté de vérité dans son sens courant. Et, finalement, l'art chargé de vérité radicale remplace la vérité rationnelle admise depuis Socrate et qui n'est que superficielle. Pour Nietzsche, il y a coïncidence entre l'art tragique et ce qu'il appelle l' "orgiasme suprême de la musique". Mais cette musique, non apollinienne, mais dionysienne, ignore peinture, description et figuration. Elle relève de la vision d'un dieu "contuitif", c'est-à-dire qui permet de contempler de toute éternité, comme le voulait Héraclite, la leçon de la loi dans le devenir et celle du jeu dans la nécessité.

 

Nietzsche impose le concept de "sagesse dionysienne" . Un exemple de "sagesse dionysienne" est le crime de Prométhée débouchant sur le don le plus précieux. A l'opposé de la "sagesse dionysienne", règne la "sagesse apollinienne" qui constitue, pour ainsi dire, sa symétrique, mais non sa contradictoire. Ainsi, la tragédie procède de la "sagesse dionysienne" : elle relève d'une civilisation qui ose affronter la cruauté et l'âpreté de l'existence. Il n'en demeure pas moins que le dionysisme est en soi dévastateur. Dans la théogonie, après l'époque olympienne - celle-ci succédant l'époque titanesque - le culte dionysiaque, venant selon Hérodote de la tribu des Satrai en Thrace, faisait renaître en Grèce la violence supposée avoir été propre aux temps archaïques. En effet, les Titans jouent, dans la psyché hellénique, la partition de la démesure, et représentent désormais l'extrême de la démesure.

La théogonie des Titans expose le règne d'une famille de divinités qui dominèrent par la violence. Ils furent jetés dans le Tartare par Zeus. Avec l'introduction du dionysisme, les Grecs vivaient à nouveau cette démesure titanique qu'ils rejetaient. Toutefois, Dionysos était aussi essentiellement pour eux, d'après Nietzsche, le repère de la profondeur, invisible mais présente. Ainsi, la démesure n'est autre que la nature déchaînée dans la joie et la douleur, mais aussi bien dans une connaissance qui peut être une véritable épreuve. La démesure est vécue par le "choeur démoniaque des voix du peuple" qui fait d'elle une présence illimitée, entraînante, à laquelle s'oppose une autre présence, atténuée, discrète, celle de la mesure, à travers la psalmodie et les accords de l'artiste apollinien.

Mais la démesure reçoit sa sanction : Prométhée est puni de son trop grand amour des hommes. Œdipe se trouve entraîné à commettre des forfaits : il tue son père et sa mère. Homère en fait le roi de Thèbes, mais le destin déjoue le cours des existences. Dans l'inconscience qui était celle d'Œdipe, il était possible de plonger dans la démesure. N'est-ce pas le sort du héros tragique ? Le héros tragique reste et demeure Dionysos sous les apparences les plus diverses. Quand il n'y avait aucun personnage sur scène, et que la tragédie n'était encore constituée que de son noyau, Dionysos était le seul héros de la scène et même l'unique personnage, mais invisible. Avec la création d'un, de deux, de trois personnages et plus, le héros tragique demeure toujours Dionysos, derrière l'apparence des personnages. Le personnage de Faust est, avec celui d'Hamlet, le symbole de l'homme moderne, par opposition à l'homme antique. D'ailleurs, il subsiste, selon Nietzsche, l'alternative pour l'Allemand son contemporain, mais aussi bien pour tout homme moderne, d'être soit un Faust, soit un simple philistin. Nietzsche exprime ce que signifie Faust : c'est la pensée tragique de l'homme moderne qui se serait perdu par l'aiguillon du savoir et du pouvoir conjugués.

Selon Nietzsche, le but de la tragédie attique n'était pas d'entraîner la résignation, mais d'établir la justification du mal. L'homme en tant que "dissonance incarnée" a besoin de la consolation métaphysique de la tragédie, seule capable de justifier son être contradictoire.

D'une manière permanente, il y a pour Nietzsche dans la tragédie ce qui fait pressentir la délivrance du monde. Pour Nietzsche, seul l'art peut justifier l'existence. Avec Sophocle et Eschyle, la tragédie attique constitue un événement important qui a permis que se réalisât un contact priviligié : celui de l'Etre du monde avec les choses quotidiennes sous la condition de la participation profonde du spectateur. Pour Nietzsche, le rationalisme et le naturalisme d'Euripide ne pouvaient que tout gâcher. La tragédie de l'existence ne peut se trouver justifiée que dans la compréhension et dans l'assimilation de l'essence du tragique. L'extase dionysiaque repose sur l'oubli léthargique du monde des phénomènes. La vue et l'audition du choeur des satyres avaient pour effet de supprimer chez le spectateur les acquis de la civilisation, les limites des lois et des institutions, ainsi que les contraintes sociales les plus diverses. C'est alors, sous l'effet de la civilisation, que l'homme "vrai" faisait son apparition, en tant qu'il serait celui qui se cache en profondeur sous le mensonge de la civilisation. L'allégresse des serviteurs de Dionysos viendrait du fait qu'ils découvrent la connaissance de la vérité radicale, c'est-à-dire la nature en elle-même. Ce que, dans Par delà le bien et le mal, Nietzsche désigne par l'expression homo natura (§. 230).

Ainsi, pour conclure sur le concept de l'art grec total, conçu comme apollinien-dionysien, l'art grec est, pour Nietzsche, une force de la nature mais atténuée dans sa conjonction avec la présence du Mythe. En tant que fait de civilisation, il consiste essentiellement en ce que les Grecs surent endiguer le déchaînement naissant du savoir, au profit d'une civilisation fondée sur la tragédie. Le terrain de l'art permet la démesure qui y confond hybris et sublime, et donne le change dans la belle apparence.


Notes

1) Cf. A.Kremer Marietti, Nietzsche et la rhétorique, Paris, P.U.F., 1992, p.38-39, sur le rapport de la relation beau/sublime de Nietzsche à Kant.

2) Voir la Section 4 de la Naissance de la tragédie: "Apollon, en tant que divinité éthique, exige des siens la mesure, et, pour la pouvoir conserver, la connaissance de soi-même"... "La démesure se révéla vérité, la contradiction, l'extase née de la douleur s'exprima spontanément du cœur de la nature".

3) Cf. Nietzsche et la rhétorique, p.160-161.