DOGMA

Morgan Gaulin


Friedrich Wilhelm Joseph Schelling, La philosophie de l’art, Grenoble, Jérôme Millon, 1999, traduction de Caroline Sulzer et Alain Pernet, 395 pages.



« Une magnificence se déploiera, quelconque, analogue à l’Ombre de jadis. »
Mallarmé


Le chemin vers l’art

Lorsque Friedrich Schelling prononce en 1802 à l’université de Iena ses conférences intitulées La philosophie de l’art, il a déjà derrière lui un bout de chemin d’accompli; c’est l’année de publication du Henri d’Ofterdingen de Novalis. C’est aussi en cette même année que Hölderlin semblera perdre ce qui lui restait de santé mentale, pour prendre, selon Beda Allemann, encore plus de hauteur dans la lucidité, sur le chemin du retour de Bordeaux en Allemagne, happé par on ne sait encore quelle présence trop puissante,-présence présente-, des dieux. En 1794-95 paraissaient, en effet, sous la plume de Schelling, les Lettres philosophiques sur le dogmatisme et le criticisme qui produisirent un grand émoi chez les Premiers Romantiques allemands. Friedrich Schlegel dit à propos de ces Lettres qu’elles constituent « l’un des phénomènes les plus remarquables de la littérature allemande. »(1) Philosophie de la nature qu’il reprend et systématise dans ses Idées pour une philosophie de la nature de 1797, et qui débouchera finalement sur le grand Système de l’idéalisme transcendantal de 1800. Ce n’est d’ailleurs qu’en cette année de 1800 que Schelling s’adonne de façon sérieuse à ses réflexions sur l’art, positionnant au haut du système l’activité artistique. Le Moi fichtéen, dans le Système de 1800, est opposé à un non-moi que nous pourrions qualifier de mobile, non-statique et sérieusement dialectique; soit, la nature, à laquelle Schelling attribue une valeur positive. Nature et Moi sont alors considérés par le philosophe comme étant tous deux des modes et des phénomènes de l’Absolu. 1801 est l’année où Schelling fait paraître l’Exposition de mon système, introduction et reprise de certaines considérations anti-fichtéennes à partir, encore une fois, des postulats de sa philosophie de la nature. Enfin, au cours de l’année 1802, paraissent coup sur coup son Bruno ou Du principe divin et naturel des choses, les Expositions ultérieures et, finalement, les conférences sur La philosophie de l’art. Schelling n’a alors, cette année- là, que 27 ans.


Tautégorisation

Une analyse sérieuse de La philosophie de l’art supposerait donc un commentaire comparé et exhaustif de tous ces textes, que nous ne pouvons entreprendre en ce lieu.(2) Il nous suffira donc de replacer le texte qui nous concerne dans la trame générale qui l’a vu venir au jour. Ainsi, au lieu de tenter à tout pris de dépasser la chaîne infinie des oppositions, comme il travaillait à le faire en 1800, Schelling cherche maintenant à présenter ces oppositions, à les expliquer et surtout à montrer leurs ressorts, tout en ménageant le lieu de leur possible et ultérieure unité. Il s’agit donc de montrer, de présenter, à la fois, la séparation, la division, et l’unité, l’identité, d’une chose même et une. Ceci explique la raison pour laquelle les commentateurs et les historiens de la philosophie parlent d’une philosophie de l’identité qui prendrait, à partir de 1802, le relais de la philosophie transcendantale de 1800. Celle-ci est d’ailleurs mieux à même, selon Schelling, de présenter, d’une part, l’Absolu, en tant qu’origine de toute chose, de toute opposition et, d’autre part, le mécanisme interne qui régule la relation d’identité entre chaque termes des oppositions. À ce titre, il nous faut rappeler que l’auteur développe aussi tôt que 1801, dans l’Exposé de mon système, la formule A=A. Formule qui est présupposée par la philosophie de l’identité de 1802 et n’est que sous-entendue dans les six premiers paragraphes de la Philosophie de l’art. L’identité, au centre de cette formule, le =, précise Schelling, n’est pas un produit d’elle-même, une auto-projection, extension auto-télique, en quelque sorte, allant d’elle-même à elle-même. Le A=A doit plutôt être localisé dans l’Absolu, ou dans ce que Schelling décide de nommer Dieu. Dieu ou l’Absolu sont des unités au sein desquelles rien ne peut être opposé ou séparé. Dieu est donc l’unité même -absolue-, c’est pourquoi Schelling dira que le Tout comprend tout ce que Dieu comprend et qu’ainsi Dieu, comme le Tout, se comprend lui-même; forme idéale, s’il en est, de l’identité absolue. Dieu et l’Univers, autre nom pour désigner le Tout, sont donc des équivalents ce qui, en soi, ne manque pas de rappeler le caractère panthéiste de la philosophie de l’identité, sa propension à rallier et à subsumer ensuite le réal sous l’idéal, le fini dans l’Infini. De ce point de vue, l’Absolu est, selon la formule de Schelling, ce en vertu de quoi et par rapport à quoi le fini et l’infini ne sont point divisés ou séparés.
Si ce n’était que de ce seul versant philosophique, la philosophie de l’identité de 1802 se résorberait nécessairement dans la philosophie transcendantale de 1800. Or, et c’est ici que la philosophie de l’art trouve son encrage, Schelling ose affronter la difficile tâche d’articuler, sur l’autre versant, la relation non plus du fini à l’infini mais celle qui va de l’infini au fini. L’art, dans toute sa puissance, affirme ce second versant. D’une heuristique, déjà présente depuis 1801, Schelling passe donc maintenant à une architectonique. De même que de l’intuition intellectuelle, seule à même d’établir la restauration du fini au sein de l’infini, Schelling doit maintenant accomplir le tournant qui consiste à déployer le concept de symbolique comme « ésemplasie »(3) de l’infini dans le fini. Il sera donc désormais question du symbolisme et Schelling ne manquera pas de rappeler, dans sa philosophie ultérieure, que c’est bien le symbolisme qui permet de penser de manière véritable les productions de l’esprit humain, jusque dans la religion. Le symbolisme donc, car, en effet, c’est par lui que Schelling indique la voie qui intéresse la philosophie de l’art. Comment, du point de vue de cette philosophie, demande Schelling, part-on de l’infini pour arriver au fini? Ou, ce qui revient au même, mais en des termes plus généraux, comment ce qui est Universel et Absolu peut-il produire « des choses particulières belles. » L’oeuvre d’art ainsi entendue est capable de réunir la matière et la forme mais, bien plus encore, dépassant ce registre simplificateur d’une union, elle fait en sorte que l’un et l’autre s’éliminent mutuellement. Le matériaux qu’offre la mythologie retient alors l’attention de Schelling; c’est à lui qu’il pense lorsqu’il s’exerce à définir la matière idéale de l’art et, sur cette question, il n’est pas banal de rappeler que Schelling s’avoue redevable de Karl Philip Moritz; le tout premier à avoir souligné son caractère d’absoluité. L’art doit se lier à la mythologie, pense Schelling, puisque cette dernière présente à l’humanité l’univers archétypique même, sans compromis. Pourquoi? -Parce que selon celle-ci, les dieux existent vraiment, « réalement » ; les mythes signifient donc ce qu’ils sont et peuvent en ce sens être considérés comme des symboles parfaits, absolus , des archétypes; c’est pourquoi Schelling dira plus tard, dans sa Philosophie de la mythologie de 1842 qu’ils sont tautégoriques -totalités en soi et pour soi, réunissant en eux l’image du sens et le sens de l’image. Ceci explique pourquoi, sur le plan de la matière, l’art trouve ses objets du côté des archétypes.


L’ordre symbolique

S’amorce alors la seconde partie de La philosophie de l’art, sous la conduite de laquelle Schelling s’intéresse tout particulièrement au symbolique. L’exigence que se fixe la présentation artistique est celle qui consiste à éliminer toute différence entre l’universel et le particulier. Alors que l’allégorie fait en sorte que le particulier signifie l’universel et conserve ainsi une distance entre les deux pôles de l’opposition, le symbolique arrive à positionner particularité et universalité dans une relation de complète indifférence. La signification passe alors complètement dans l’objet. La langue allemande traduit le mot symbole par Sinnbild (l’image du sens) et traduit, par le fait même, cette exigence de présentation de l’idéal dans le réal. Le symbole ainsi conçu réalise donc l’indifférence, dans la matière, de l’absolu et du contingent. Nous pouvons alors nous demander sur quelle faculté de l’esprit Schelling fait reposer cette production du symbolique. Il semble que l’imagination, l’Einbildungskraft, soit justement la manière par laquelle l’idéal devient réal, l’âme un corps. Nous dirons alors que l’imagination est une force (Kraft), « ésemplasie » du réal et de l’idéal, « force d’individuation, qui est proprement créatrice », présentation dans le fini des archétypes ou Idées, éternelles et intemporelles. Selon sa forme, l’art présente donc les choses dans l’Absolu, telles qu’elles sont en elles-même; l’art vise donc, au sens où Schelling l’entend, à présenter l’univers tel qu’il se trouve en Dieu, le Beau lui-même et éternel. Matière et forme dans leur indifférence sont donc le produit de l’art et ici se trouve ce que l’on oserait nommer le nexus de la théorie de la création artistique géniale. Schelling mentionne, dans un commentaire, que Dieu est la cause immédiate des productions humaines et, entre-autre, de l’art. Le Génie (genius) que l’on attribue généralement à l’artiste doit être remis en place dans sa connexion avec la divinité; parce que l’homme, comme toutes choses créées, sont en Dieu, le Génie est ainsi « le divin inhabitant en l’homme. » La nature se trouve alors ressaisie dans l’absolu par l’intermédiaire de la production géniale. Schelling comprend ce ressaisissement comme l’épanchement du Génie dans la matière du monde, « uni-formation achevée de l’infini dans le fini » à propos duquel il affirme, dans le Bruno, qu’il est le procès de schématisation de l’infini dans le fini. Nous pourrions alors croire que Schelling place l’art sur le même plan que la création divine, mais il n’en est rien, car selon lui la création artistique se produit à l’intérieur de la temporalité, ce qui n’est pas le cas de la création du monde par Dieu. L’idée de Beau s’individualise, de manière spatio-temporelle, mieux que toute autre idée. L’uni-formation artistique sera ainsi considérée comme la voie directe menant au monde des idées.


1802: l’année du chaos

Cette individualisation du Beau Schelling décide, en 1802, de la nommer « sublimité » de l’oeuvre d’art. Lorsque, ainsi, nous sommes en mesure de discerner l’infini dans l’objet d’art, fini, nous jugeons par le fait même que cet objet est sublime. Mais alors, comment savoir que nous sommes sur le point d’intuitionner l’infini à partir du fini? -Schelling fait intervenir, à ce point, le terme de « subjugation » (Unterjochung); que ce soit, en effet, la nature ou l’oeuvre d’art, tous deux sont, dans leur existence parfaite -existence absolue en soi- capables d’imprimer sur nous une séduction, un ascendant puissant. La vue d’une grandeur imposante -monumentalité des hautes montagnes, gigantisme des pyramides égyptiennes- dépasse et déborde notre intuition sensible, elle devient alors inadéquate à son objet; c’est à ce moment qu’intervient le vrai infini et non ce que Hegel nommera quelques années plus tard le faux ou le mauvais infini, qui n’est qu’un infini sensible. Le symbole est cet infini sensible, faisant face au véritable infini. Schelling dit en ce sens que le symbole « feint», « trahit » (lügen) l’infini. La poésie, en son acception la plus générale, est cette intuition de l’éternel dans l’infini de la nature, car en elle apparaît l’immensité naturelle en tant que symbole de l’immensité absolue, médiation faisant passer l’esprit humain du connu à l’inconnu parce qu’elle est miroir et reflet de l’absolu. La poésie, dans sa forme la plus haute -Schelling définit cette forme suprême comme étant le drame, celui de Shakespeare, de Calderon et de Goethe- est de nature symbolique parce qu’elle n’a d’autre fin que soi; Schelling en veut pour preuve le rejet de la logique ordinaire, logique du temps et de la matière, et l’absence de conjonctions de coordination. La temporalité qu’elle présente lui est donc propre et elle s’isole, de cette manière, du langage ordinaire de la succession temporelle du réale. Bien que le langage de la poésie soit ce reflet matériel le plus immédiat de l’absolu, celui-ci ne peut certainement constituer que le matériaux de la sublimité de la production artistique, or Schelling doit simultanément -par extension- lui trouver aussi sa forme; c’est ainsi que s’entame ce que nous croyons être le développement le plus surprenant de la philosophie idéaliste, le sommet le plus abrupte qu’elle ai jamais conquis. Le sublime -dépassement incommensurable de nos forces, débordement infini et indéfini de notre compréhension par l’infini- ne peut être considéré comme le véritable infini en soi, il ne l’est donc que pour soi, tel qu’il est donné et révélé à nos sens. La plus haute présence réale du sublime sera ce qui en sa forme dépasse toute forme finie; ce qui se trouve donc surpassé c’est la forme du fini même et Schelling de préciser, de manière tout à fait conséquente, « que l’informe (Formlöse) est ce qui devient à nos yeux le plus immédiatement sublime, c’est-à-dire symbole de l’infini comme tel. » Le Mystère de la Rencontre, le saisissement du fini par l’infini, jamais n’aura été approché d’aussi près, sauf peut être par Hölderlin, qui l’affronta, en cette même année de 1802, de si près qu’il en fut comme aveuglé -mais l’aveuglement est toujours la reprise d’une vision plus profonde, plus perçante- jusqu’à sa mort.Schelling arrive alors à concilier la présence formelle de l’infini dans le fini sans pour autant que le premier y soit limité par les limites naturelles du second. Le résultat, la coexistence formelle de ces opposés, Schelling lui donne le nom de Chaos; c’est lui qu’il situe aux confins de notre compréhension, au-delà de ce que nous pouvons prétendre capter de notre regard et de notre entendement. Dans le Bruno, Schelling considère que « la nature en Dieu et Dieu dans la nature » signifie cette Rencontre ultime et finale, l’atteinte de la lumière profonde de chaque chose matérielle, mais du seul point de vue de l’intuition celle-ci ne peut se présenter que sous la forme du « Chaos-même. » Cette forme, que nous qualifions de limitée-illimitée, définie-indéfinie, nous rappelle la flaque d’huile ou le brouillard la nuit; elle est une in-formité parce qu’elle ne présente rien qui soit complètement et absolument délimitée. L’Absolu, dans sa forme, ne saurait être défini absolument. L’Absolu revêt ainsi la forme de la liberté, de l’ambiguïté, de l’ambivalence, qui peut tout et rien à la fois, qui ramasse en elle toutes les possibilités et surtout tous leurs degrés, forme qui se présente à nous sans se montrer, se révèle sans dire son nom, ce que Jacques Derrida nomme la présence d’une absence; forme, en somme, qui est force centrifuge, mouvement expansif, ondulation. le Chaos est cette expression formelle qui comme la vibration de l’air dans la flûte ne divulgue jamais sa source, « acte de ré-uni-formation de l’idéal dans le réal. »



Notes

1. In Kritische Friedrich-Schlegel-Ausgabe in 35 Banden, édition de Ernst Behler, Jean-Jacques Anstett, Hans Eichner et al., Paderborn, Schöningh, 1958 et suivantes.
2. On consultera sur ce point, le travail de Xavier Tilliette, Schelling, une philosophie en devenir, Paris, Vrin, 1970 et surtout, les beaux commentaires de Wolfgang Schneider, Ästhetische Ontologie. Schellings Weg des Denkens zur Identitätsphilosophie, Bern, Frankfurt am Main, Peter Lang, 1983, les pages 263 à 492.
3. Ce terme d’ésemplasie désigne, dans la philosophie de 1802, le principe d’individuation. Schelling, selon nous, cherchait à éviter le terme d’incarnation, plus propre à la théologie qu’à la philosophie. Mais, dans sa dernière philosophie, il adoptera volontiers ce dernier.


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