David HUME (1777)








Essais moraux, politiques et littéraires

Essai sur le suicide




Traduction française de Martine Bellet,
professeure d’Anglais au Lycée Ango de Dieppe
en Normandie, Juillet 2002.





Un document produit en version numérique par Philippe Folliot, collaborateur bénévole,

Professeur de philosophie au Lycée Ango à Dieppe en Normandie

Courriel: folliot.philippe@club-internet.fr

Site web: http://www.philotra.com

http://perso.club-internet.fr/folliot.philippe/


Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"
dirigée et fondée par Jean-Marie Tremblay,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi

Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html


Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque

Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi

Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm







Un document produit en version numérique par M. Philippe Folliot, bénévole,

Professeur de philosophie au Lycée Ango à Dieppe en Normandie

Courriel: folliot.philippe@club-internet.fr

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à partir de :



David Hume (1711-1776)


Essais moraux, politiques et littéraires :

Essai sur le suicide (1777)



Une édition électronique réalisée à partir du texte de David Hume, « Essay on Suicide », 1783, chez Smith, Londres (d’abord édité en 1777 sans nom d’auteur et nom d’imprimeur). Traduction française de Martine Bellet, professeure d’Anglais au Lycée Ango de Dieppe en Normandie, Juillet 2002.



Polices de caractères utilisée :


Pour le texte: Times New Roman, 12 points.

Pour les citations : Times New Roman 10 points.

Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 10 points.



Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2000.


Mise en page sur papier format

LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)


Édition complétée le 25 juillet 2002 à Chicoutimi, Québec.

Avec l’autorisation de M. Philippe Folliot.








David Hume



Essai sur le Suicide




Traduction de Martine Bellet

Professeure d’Anglais au Lycée Ango de Dieppe


Du texte « Essay on Suicide », 1783, chez Smith, Londres

(d’abord édité en 1777 sans nom d’auteur et nom d’imprimeur)











L'un des avantages considérables de la Philosophie est qu'elle constitue un antidote souverain à la superstition et à la fausse religion. Tous les autres remèdes contre ce désordre pestilentiel sont vains, ou pour le moins incertains. Le simple bon sens et la pratique du monde, qui s'avèrent bien suffisants dans la plupart des problèmes quotidiens, sont soudain inefficaces: l'Histoire, tout comme l'expérience de tous les jours nous fournit des exemples d'hommes doués des plus hautes qualités pour le commerce et les affaires qui toute leur vie durant furent esclaves de la plus grossière superstition. Même la gaîté et la douceur de caractère, qui sont un baume salvateur pour toutes les autres blessures, n'offrent nul remède à un poison aussi virulent; ainsi cela peut-il être tout particulièrement observé chez les personnes du beau sexe, qui, bien que dotées des riches présents que leur offre la nature, voient nombre de leurs joies gâchées par cet intrus fort importun. Mais lorsque la vraie Philosophie a pris possession de l'esprit, la superstition en est effectivement exclue, et l'on peut justement affirmer que son triomphe sur cet ennemi est plus total que sur la plupart des vices et des imperfections inhérents à la nature humaine. L'amour ou la colère, l'ambition ou l'avarice, prennent racine dans l'humeur et l'affection, que le plus sûr des raisonnements n'est quasiment jamais en mesu­re de corriger, mais, la superstition étant fondée sur des opinions fausses, elle disparaît immédiatement dès lors que la vraie Philosophie a inspiré de plus justes sentiments issus de puissances supérieures. Le combat est alors plus égal entre le désordre et le remède, et rien ne peut empêcher ce dernier de s'avérer efficace, sauf à être faux et surfait.


Il serait ici superflu de magnifier les mérites de la Philosophie en mettant en évidence la tendance pernicieuse de ce vice dont elle purge l'esprit humain. L'homme superstitieux, dit Cicéron 1, est malheureux dans toutes les scènes, dans tous les incidents de sa vie; le sommeil même, qui pour les infortunés mortels bannit tous les autres soucis, lui est source de nouvelles terreurs; tandis qu'il examine ses rêves et trouve dans ces visions nocturnes l'annonce de nouvelles calamités. J'ajouterai que, bien que seule la mort puisse mettre un point final à son malheur, il n'ose pas s'y réfugier, mais prolonge encore une existence misérable, de peur d'offenser son Créateur, en utilisant le pouvoir dont cet être généreux l'a doté. Les présents de Dieu et de la nature nous sont ravis par ce cruel ennemi, et bien qu'un seul pas puisse nous éloigner des régions de la douleur et du chagrin, ses menaces nous enchaînent encore à une existence honnie que lui-même 2 contribue à rendre malheureuse.


Il a été observé par ceux qui ont été réduits par les calamités de la vie à la nécessité de recourir à ce remède fatal, que si l'inopportun souci de leurs amis les prive de cette sorte de Mort qu'ils se proposaient de s'infliger à eux-mêmes, ils en essaient rarement une autre, ni ne parviennent à se résoudre à exécuter leur dessein une seconde fois. Si grande est notre horreur de la mort, que lorsqu'elle se présente sous quelque forme que ce soit, en dehors de celle avec laquelle l'homme s'est efforcé de réconcilier son imagination, elle ac­quiert de nouvelles terreurs et a raison de son faible courage. Mais lorsque la menace de la superstition s'ajoute à cette timidité naturelle, quoi d'étonnant à ce qu'elle prive tout à fait les hommes de tout pouvoir sur leur propre vie, puis­que même de nombreux plaisirs et amusements, vers lesquels nous sommes naturellement portés, nous sont arrachés par ce tyran inhumain. Efforçons-nous ici de rendre aux hommes leur liberté originelle, en examinant tous les arguments courants contre le Suicide, et en montrant qu'un tel acte peut être débarrassé de toute culpabilité ou blâme, si l'on se réfère au senti­ment de tous les anciens philosophes.


Si le suicide est un crime, ce doit être une transgression de notre devoir envers Dieu, notre voisin ou nous-mêmes. – Pour prouver que le suicide n'est nullement une transgression de notre devoir envers Dieu, les considérations qui suivent suffiront peut-être. Afin de gouverner le monde matériel, le Créa­teur tout-puissant a établi des lois générales et immuables, par lesquelles tous les corps, de la plus grande planète à la plus petite particule de matière, sont maintenus dans la sphère et la fonction qui leur sont propres. Pour gou­verner le monde animal, il a doué toutes les créatures vivantes de pouvoirs physiques et mentaux; de sens, de passions, d'appétits, de souvenirs, et de jugement, par lesquels ils sont maintenus ou réglementés dans le cours de la vie qui leur est destinée. Ces deux principes distincts du monde matériel et du monde animal empiètent continuellement les uns sur les autres, et retardent ou avancent le fonctionnement de l'autre. Les pouvoirs de l'homme et de tous les autres animaux sont limités et dirigés par la nature et les qualités des corps qui les entourent, et les modifications et les actions de ces corps sont inces­sam­ment modifiées par l'opération de tous les animaux. L'homme est arrêté par des rivières dans son passage à la surface du globe; et les rivières, convenable­ment dirigées, prêtent leur énergie au fonctionnement des machines, qui ser­vent à l'usage de l'homme. Mais bien que les provinces des pouvoirs maté­riel et animal ne soient pas totalement séparées, il n'en résulte nulle discorde ni aucun désordre dans la création; au contraire, du mélange, de l'union et du contraste entre tous les différents pouvoirs des corps inanimés et des créatures vivantes, il ressort cette sympathie, cette harmonie et ce sens des proportions qui offre l'argument le plus sûr en faveur d'une sagesse suprême.


La providence de la Divinité n'apparaît pas immédiatement dans toute opération, mais gouverne toute chose par ces lois générales et immuables, qui sont établies depuis le commencement des temps. Tous les événements, d'une certaine façon, peuvent être qualifiés d'actions du Tout-puissant, ils procèdent tous de ces pouvoirs dont il a doté ses créatures. Une maison qui s'effondre par son propre poids n'est pas plus réduite à l'état de ruines par la divine providence, que si elle avait été détruite par la main de l'homme; et les facul­tés humaines ne sont pas moins son œuvre que les lois du mouvement et de la gravitation. Quand les passions entrent en jeu, quand le jugement s'exprime, quand les membres obéissent; tout cela est l'opération de Dieu, et c'est sur ces principes, animés autant qu'inanimés, qu'il a établi le gouvernement de l'univers.


Tous les évènements sont d'égale importance aux yeux de cet être infini, qui embrasse d'un seul regard les régions les plus éloignées de l'espace, ainsi que les temps les plus reculés. Il n'est pas un seul événement, de quelque importance pour nous, qu'il ait exempté des lois générales qui gouvernent l'univers ou qu'il se soit spécialement réservé. La révolution des États et des empires dépend du moindre caprice ou de la moindre passion d'un seul homme; et la vie des hommes est raccourcie ou allongée par le plus petit acci­dent, coup de vent ou de dés, soleil ou tempête. La nature continue toujours à suivre son cours; et si jamais les lois générales sont brisées par la volonté particulière de la Divinité, c'est d'une manière qui échappe totalement l'observation humaine. Tout comme, d'un côté, les éléments et d'autres parties inanimées de la création continuent leur activité sans considérer l'intérêt particulier ou la situation des hommes, de même les hommes sont-ils laissés à leur propre jugement et ont toute discrétion dans toutes sortes de domaines, et peuvent utiliser toutes les facultés dont ils sont doués pour subvenir à leurs besoins, assurer leur bonheur ou leur survie.


Quelle est donc la signification de ce principe, si un homme qui, fatigué de vivre, traqué par la douleur et le malheur, surmonte vaillamment toutes les terreurs naturelles de la mort, et s'échappe de cette scène cruelle: un homme tel que celui que j'ai décrit devrait-il encourir l'indignation de son Créateur en empiétant sur ce qui relève de la divine providence, et en dérangeant l'ordre de l'univers? Supposerons-nous que le Tout-puissant s'est réservé pour son usage privé la disposition de la vie des hommes, et qu'il n'ait pas soumis cet événe­ment, comme les autres, aux lois générales qui gouvernent l'univers? Cela est tout simplement faux; la vie des hommes dépend des mêmes lois que la vie de tous les autres animaux; et ceux-ci sont soumis aux lois générales de la matière et du mouvement. La chute d'une tour ou l'ingestion d'un poison, dé­truira un homme tout autant que la moindre des créatures; une inondation balaie sans distinction ce qui passe à la portée de sa furie. Puisque donc la vie des hommes dépend pour toujours des lois générales de la matière et du mouvement, est-ce criminel de la part d'un homme de disposer de sa vie, parce que dans tous les cas il est criminel d'empiéter sur ces lois, et de déranger leur opération? Mais cela paraît absurde: tous les animaux sont renvoyés à leur propre prudence et à leur habileté pour ce qui concerne leur conduite dans le monde, et ont pleine autorité, dans la limite de leur pouvoir, pour modifier toutes les opérations de la nature. Sans l'exercice de cette autorité ils ne pour­raient subsister plus d'un instant: chaque action, chaque mouvement humain, innove dans certains domaines, et détourne de leur cours habituel les lois géné­rales du mouvement. En rapprochant donc ces conclusions, nous nous apercevons que la vie humaine dépend des lois générales de la matière et du mouvement, et que ce n'est nullement empiéter sur le travail de la providence que de déranger ou de modifier ces lois générales. Chacun n'a-t-il pas, par conséquent, la libre disposition de sa propre vie? Et ne peut-il pas légitime­ment user du pouvoir dont la nature l'a doté?


Pour détruire l'évidence de cette conclusion, il nous faudrait montrer pour quelle raison ce cas particulier serait exclu; serait-ce parce que la vie humaine est d'une importance telle qu'il est présomptueux pour l'humaine prudence d'en disposer? Mais la vie d'un homme n'a pas plus d'importance pour l'univers que celle d'une huître. Et quand bien même elle serait d'une si grande importance, l'ordre de la nature l'a effectivement soumise à la prudence de l'homme, et nous oblige, constamment, à nous déterminer à son sujet.


Si le fait même de disposer de la vie humaine était ainsi la chasse gardée du Tout-puissant, si c'était pour les hommes empiéter sur ses droits que de disposer de leur propre vie, il serait tout aussi criminel d'agir pour la préser­vation de la vie que pour sa destruction. Si je détourne une pierre qui est sur le point de me tomber sur la tête, je dérange le cours de la nature, et j'envahis la province privée du Tout-puissant, en rallongeant ma vie au-delà de la période que lui avaient assignée les lois générales de la matière et du mouvement.


Un cheveu, une mouche, un insecte peuvent détruire cet être puissant dont la vie a tant d'importance. Est-ce une absurdité de supposer que la prudence hu­mai­ne peut légitimement disposer de ce qui dépend de causes aussi insignifiantes? Ce ne serait pas pour moi un crime de détourner le Nil ou le Danube de son cours, si toutefois j'en étais capable. Quel crime y a-t-il donc à détourner quelques onces de sang de leur cours naturel?


Pensez-vous que je récrimine contre la Providence ou que je maudisse ma création, parce que je sors de la vie, et mets un point final à une existence qui, si elle devait continuer, me rendrait malheureux? Loin de moi de tels senti­ments; je suis seulement convaincu d'un fait, que vous-même reconnaissez possible, le fait que la vie humaine puisse être malheureuse, et que mon exis­ten­ce, si elle se prolongeait, deviendrait indésirable; mais je remercie la Providence, à la fois pour le bien dont j'ai déjà profité, et pour le pouvoir qui m'a été donné d'échapper au mal qui me menace 1. C'est à vous qu'il revient de récriminer à l'encontre de la Providence, vous qui imaginez stupidement n'avoir point ce pouvoir, et qui devez encore prolonger une vie détestée, et chargée de douleur et de maladie, de honte et de pauvreté. N'enseignez-vous pas que lorsque m'arrive quelque malheur, fut-ce par la méchanceté de mes enne­mis, je devrais me résigner à la providence, et que les actions des hom­mes sont l'œuvre du Tout-Puissant de la même façon que les actions des êtres inanimés? Lorsque je tombe sur ma propre épée, par conséquent, je reçois ma mort des mains de la Divinité de la même manière que je la rece­vrais d'un lion, d'un précipice ou d'une fièvre.


La soumission à la providence que vous exigez, pour chaque calamité qui me touche, n'exclut nullement l'habileté ou l'industrie humaines, si par leur entremise je puis éviter ou repousser cette calamité. Et pourquoi ne pourrais-je pas utiliser un remède plutôt qu'un autre? Si ma vie ne m'appartient pas, s'il était criminel de ma part de la mettre en danger ou d'en disposer, alors, aucun homme ne pourrait mériter le titre de héros, que la gloire ou l'amitié transporte vers les plus grands dangers, alors qu'un autre mériterait d'être qualifié de misérable ou de mécréant pour avoir mis fin à sa vie, pour des motifs identi­ques ou voisins.


Il n'est pas un seul être qui n'ait reçu le pouvoir ou les facultés qu'il possède de son Créateur, ni personne qui, par une action aussi irrégulière soit-elle, puisse empiéter sur les plans de sa providence ou rompre l'ordre de l'univers. Ces opérations sont son œuvre, tout comme la chaîne d'évènements qu'elles induisent, et quel que soit le principe qui prévaut, nous pouvons pour ces mêmes raisons conclure que c'est celui qui a sa faveur. Animé ou inanimé, rationnel ou irrationnel, cela revient au même: le pouvoir vient toujours du Créateur suprême, et il est inclus pareillement dans l'ordre de sa providence. Quand l'horreur de la douleur est plus forte que l'amour de la vie, quand une action volontaire anticipe les effets de causes aveugles, ce n'est que la consé­quence de ces pouvoirs et de ces principes qu'il a implantés dans ses créatures. La providence divine est toujours inviolée, et se trouve bien loin, hors de la portée des blessures humaines 2 .


C'est chose impie, dit la vieille superstition romaine, que de détourner les rivières de leur cours, ou d'empiéter sur les prérogatives de la nature. C'est chose impie, dit la superstition française, que d'inoculer la variole ou d'usurper le rôle de la providence en produisant volontairement des désordres et des maladies. C'est chose impie, dit la moderne superstition européenne, que de mettre un terme à notre propre vie, et de nous rebeller ainsi contre notre Créa­teur; et pourquoi ne serait-ce pas impie, répartirais-je, de construire des maisons, de cultiver le sol, de naviguer sur l'océan? Dans toutes ces actions nous employons les pouvoirs de notre esprit et de notre corps, pour produire quelque innovation dans le cours de la nature; et dans aucune de ces actions nous ne faisons quoi que ce soit d'autre. Toutes sont donc également inno­centes, ou également criminelles.


Mais vous êtes placé par la providence, comme une sentinelle, à un poste bien particulier, et lorsque vous désertez sans avoir été rappelé, vous êtes tout autant coupable de rébellion envers votre tout-puissant souverain, et avez encouru son déplaisir. – Et moi je vous demande: pourquoi en concluez-vous que la providence m'a placé à ce poste?


Pour ma part, je considère que je dois ma naissance à une longue chaîne de causes, dont beaucoup dépendaient de l'action volontaire des hommes. Mais la providence a guidé toutes ces causes, et rien ne se produit dans l'uni­vers sans son consentement et sa coopération. S'il en est ainsi, alors, ma mort non plus, fût-elle volontaire, ne surviendrait pas sans son consentement; et si jamais la douleur ou le chagrin avaient raison de ma patience au point de me lasser de la vie, je pourrais en conclure que je suis relevé de mon poste dans les termes les plus clairs et les plus explicites.


C'est à coup sûr la providence qui m'a placé aujourd'hui dans cette cham­bre. Mais ne puis-je pas la quitter lorsque cela me paraît opportun, sans avoir à répondre de l'accusation d'abandon de poste 1 ? Lorsque je serai mort, les principes dont je suis constitué tiendront encore leur place dans l'univers, et seront tout autant utiles au grand édifice que lorsqu'ils composaient cette créature individuelle. La différence pour le tout ne sera pas plus grande qu'en­tre le fait pour moi d'être dans une chambre ou à l'air libre. Le premier changement est de plus d'importance pour moi que l'autre, mais pas pour l'univers.


C'est une sorte de blasphème que d'imaginer qu'une créature quelle qu'elle soit puisse déranger l'ordre du monde ou s'ingérer dans les affaires de la Providence! Cela suppose que cet être possède des pouvoirs et des facultés qu'il n'a pas reçus de son créateur, et qui ne sont pas subordonnés à son gouvernement ni à son autorité. Un homme peut déranger la société, cela ne fait aucun doute, et par-là encourir le déplaisir du Tout-puissant: mais le gouvernement du monde se trouve bien hors de portée de son atteinte ou de sa violence. Et à quoi voit-on que le Tout-puissant est mécontent de ces actions qui dérangent la société? Par les principes qu'il a implantés dans la nature humaine, et qui nous inspirent un sentiment de remord, si nous nous sommes nous-mêmes rendus coupables de tels actes, et de blâme et de réprobation, si d'aventure nous les observons chez les autres.


Examinons à présent, selon la méthode proposée, si le suicide fait partie de cette catégorie d'actes, et s'il constitue un manquement à notre devoir envers notre voisin et envers la société.


Un homme qui se retire de la vie ne fait pas de mal à la société: il cesse seulement de faire le bien, et si cela est un dommage , il est bien minime.


Toutes nos obligations de faire du bien à la société semblent impliquer quelque chose de réciproque. Je reçois les bénéfices de la société, et donc je devrais promouvoir ses intérêts; mais lorsque je me retire complètement de la société, lui suis-je encore attaché?


Mais, en admettant que nos obligations de faire le bien soient perpétuelles, elles ont certainement des limites; je ne suis pas obligé de faire un peu de bien à la société aux dépends d'un grand mal pour moi-même; pourquoi alors devrais-je prolonger une existence malheureuse à cause de quelque avantage futile que le public va peut-être recevoir de ma part? Si, en raison de l'âge ou de l'infirmité, je peux légalement démissionner de quelque office et employer tout mon temps à lutter contre ces calamités, et alléger, autant que faire se peut, les malheurs de ma vie future: pourquoi ne puis-je couper court à ces malheurs sur-le-champ par un acte qui n'est pas plus préjudiciable à la société?



Mais supposez qu'il ne soit plus en mon pouvoir de promouvoir les inté­rêts de la société, supposez que je sois devenu pour elle un fardeau, supposez que ma vie empêche une autre personne d'être plus utile à la société. En pareil cas, mon abandon de la vie devrait être non seulement innocent, mais même louable. Et la plupart des gens qui sont tentés d'abandonner l'existence sont dans une situation comparable; ceux qui ont santé, pouvoir ou autorité, ont généralement les meilleures raisons d'être en accord avec le monde.



Un homme est impliqué dans une conspiration d'intérêt public; il est arrêté comme suspect, menacé du supplice du chevalet, et il sait qu'à cause de sa propre faiblesse le secret va lui être extorqué: comment un tel homme ne servirait-il pas au mieux l'intérêt général en mettant un terme rapide à sa malheureuse vie? Ce fut le cas du célèbre et courageux Strozzi de Florence.


Ou bien encore, supposez qu'un malfaiteur soit justement condamné à une mort honteuse, peut-on imaginer une raison pour laquelle il ne pourrait pas anticiper son châtiment, et se délivrer de toute angoisse à l'approche de cette effrayante échéance? Il n'envahit pas plus le champ de la providence que ne l'a fait le magistrat qui a ordonné son exécution, et sa mort volontaire est tout autant un avantage pour la société, qu'elle libère d'un membre pernicieux.



Que le suicide puisse être souvent conforme à l'intérêt et à notre devoir envers nous-même, nul ne peut le contester, qui reconnaît que l'âge, la maladie ou l'infortune peuvent faire de la vie un fardeau, et la rendre pire encore que l'annihilation. Je crois que jamais aucun homme ne se défit d'une vie qui valait la peine d'être conservée. Car telle est notre horreur de la mort que des motifs futiles ne pourront jamais nous réconcilier avec elle; et même si peut-être la situation de fortune ou de santé d'un homme ne semblait pas réclamer pareil remède, nous pouvons au moins être assurés que quiconque y a eu recours, sans raison apparente, devait être affligé d'une humeur dépravée et triste au point de lui empoisonner tout plaisir, et de le rendre aussi malheureux que s'il avait été accablé des plus cruelles infortunes.



Si le suicide est censé être un crime, alors seule la lâcheté peut nous y conduire. Si ce n'est pas un crime, tant la prudence que le courage devraient nous engager à nous débarrasser nous-mêmes promptement de la vie lors­qu'elle devient un fardeau. C'est la seule façon d'être utile à la société, en montrant un exemple qui, s'il était suivi, conserverait à chacun sa chance d'être heureux dans la vie, et le libèrerait efficacement de tout danger de malheur 1 .




Fin de l’essai



1 De la divination, liv2,72.(note de l’édition anglaise)

2 L’ennemi (NdT).

1 Agamus Deo gratias, quod nemo in vita teneri potest. Sénèque, Epître 12 (Remercions Dieu de ce que personne ne puisse rester en vie. Traduction Isabelle Folliot)

2 Tacite : Annales, Liv.I,79.

1 Le second terme (situation) me semble inutilement redondant (NdT).


1 Il serait facile de prouver que le suicide est aussi permis sous la loi chrétienne que sous la loi païenne. IL n’existe pas un seul texte des écritures qui le prohibe. La grande et infaillible règle de foi et de pratique, qui doit contrôler toute la philosophie et tout le raisonnement humain, nous a abandonnés sur ce point à notre liberté naturelle. La soumission à la Providence est, il est vrai, recommandé dans les Écritures, mais cela n’implique qu’une soumission aux maux qui sont inévitables, non à ceux auxquels on peut remédier par la prudence et le courage. « Tu ne tueras point » signifie évidemment que l’on empêche seulement de tuer ceux sur lesquels nous n’avons aucune autorité. Que ce précepte, comme la plupart des préceptes des Écritures, doive être modifié par la raison et le bon sens, est évident par la pratique des magistrats qui punissent les criminels à la peine capitale en dépit de la lettre de la loi. Mais ce commandement, serait-il jamais formulé contre le suicide, n’aurait aucune autorité, car toute la loi de Moïse est abolie, sinon ce qui, en cette loi, est conforme à ce qui est établi par la loi de nature. Et nous avons déjà tenté de prouvé que le suicide n’est pas interdit par cette loi. Das tous les cas, Chrétiens et Païens sont exactement sur me même pied. Caton et Brutus, Arria et Portia agirent héroïquement, et ceux qui imitent maintenant leur exemple devraient recevoir les mêmes éloges de la postérité. Le pouvoir de se suicider est considéré par Pline comme un avantage que les hommes possèdent, avantage que la Divinité même n’a pas : « Deus non sibi potest mortem conscicere si velit, quod homini dedit optimum in tantis vitae poenis. »(liv.II , Ch.5) *

Dieu ne peut décider de se donner la mort, privilège suprême accordé à l’homme au milieu des nombreux maux de la vie. » (Trad. Isabelle Folliot)