en lecture pour Oiseau-tempête. version du 14-01- 04


Une allumette dans une botte de foin.

Carnet de route - Algérie 2003.



Un matin de décembre, banlieue parisienne.


* 5 heures du matin, France Info égrène ses litanies, subrepticement. Dehors, la grisaille et le froid.

Je m'extirpe de mon lit, non sans violence ni résistance. Il faut y aller, sortir. Direction Marseille, le port, la mer, Béjaïa.


* Sur le bateau, le voyage, l'attente. Classe fauteuil avec tous les vieux immigrés qui rentrent quelques mois par an au bled.

Un jeune me regarde, sweat, jeans, basket : on se ressemble, il m'aborde. « T'es français ? Tu vas en Algérie, comme ça ? C'est bien... ». Lui, il va à Sétif passer quelques mois, faire un break et aussi plaisir à ses parents. Il est de la région de Lyon, on a le même âge. Il m'explique : « des deals de shit au petit boulot, au RMI, on va faire quoi maintenant ? ».

La discussion s'engage, elle durera une bonne partie de la nuit. On parlera de nous, de la France et du bled, des filles, du travail et de la galère.

Quand la fatigue nous prend, il retourne dans sa cabine, m'offre de la galette, de l'eau et une couverture pour mieux passer ma nuit. Comme un présage de l'hospitalité que je vais rencontrer.

On prendra un café le lendemain matin, et puis après, approchant du port, chacun retournera chercher ses affaires, se préparer. Je ne l'ai pas revu avant de passer la douane. Je n'ai pas eu le temps de dire au revoir à Khaled de la banlieue lyonnaise.


24 heures plus tard.


* La douane, le bordel, les cris ; faire semblant de comprendre.


* Arrivé à Béjaïa, je suis accueilli dans le quartier de Tizi. Un de ces quartiers qui a poussé anarchiquement sur le flan des collines. Tizi s'est bien développé, il y a maintenant une route, de l'eau - quelques heures pas jour - l'électricité - entre deux coupures - et même un bus qui a là son terminus. Le bus n°3.


* Promenade à Béjaïa : la rue, les commerces, les clopes à l'unité. Rendez-vous avec Saddek, un professeur d'université d'extrême gauche, avec de fortes sympathies libertaires. On se retrouve dans un resto-bar tenu par ses neveux.

Lorsque les émeutes ont commencé, en avril 2001, après la mort de Massinissa Guermah et l'arrestation de collégiens par la gendarmerie, Saddek a fait partie de ceux qui, à l'université de Béjaïa, ont organisé des assemblées et proposé une première marche populaire.

"A l'AG, nous avons appelé à la structuration de ce mouvement, c’est-à-dire à l'organisation de la violence des jeunes, dans le but d'un mouvement populaire national. Nous appelons à la création de comités de quartier. Nous n'appelons pas les jeunes à rentrer chez eux mais à s'auto-organiser ; pour donner un sens politique à la violence des jeunes qui est légitime, mais qui, si elle ne s'organise pas, retombera dans le sporadique, le conjoncturel.".

Le printemps noir, révolte des jeunes de Kabylie, contre la gendarmerie d'abord. Gendarmerie qui humilie quotidiennement la population. Une révolte contre le pouvoir central que cette gendarmerie représente. Révolte contre la misère sociale que la majorité de la population d'Algérie subit. Pour Saddek, il est évident que les revendications culturelles berbères sont mineures dans les raisons et la dynamique de ce mouvement, "c'est d'abord la misère sociale qui est le moteur de cette insurrection. Les jeunes sur les barricades le disaient, "nous n'avons rien à perdre. Ils peuvent pas nous tuer, car nous sommes déjà morts." "Nous n'avons rien à perdre parce que nous n'avons rien eu." "Nous sommes des chômeurs, et des chômeurs déjà âgés". Le mouvement est fondamentalement social (réclamation de travail, de logement), et pour les libertés. Des slogans appellent à en finir avec le pouvoir en place."

La discussion continue. Le printemps noir, avril 2001, la Kabylie entière s'embrase, d'un feu qui mettra plus d'un an à s'éteindre. Lorsque Massinissa Guerma se fait tuer, à bout portant dans la gendarmerie de Beni-Doula, le bruit se répand dans toute la Kabylie. Quelques jours plus tard, des collégiens sont arrêtés par la gendarmerie à Amizour. Considéré comme un véritable kidnapping, les émeutes éclatent, à Amizour, à Béjaïa et très rapidement dans toute la Kabylie. C'est l'affrontement avec la gendarmerie et la police, les jeunes avec des pierres, des cocktails Molotov et ensuite des bonbonnes de gaz, attaquent les représentants de l'ordre et de l'Etat. Ceux-ci répondent naturellement : lacrymogènes, fusils, armes automatiques. Il y a des morts et des blessés tous les jours lors de ces manifestations. Pourtant, bon nombre de gendarmes ne pourront plus sortir de leur caserne, assiégées par la population, ravitaillées par hélicoptère. Certaines gendarmeries seront abandonnées, puis saccagées par les émeutiers.

Il n'y a plus de représentants de personnes, les partis politiques traditionnels sont complètement discrédités, et ils se font même attaqués lors des manifestations. Comme l'explique Saddek "Pour les émeutiers, les partis politiques sont responsables de la misère que chacun vit. Ils ne se reconnaissent plus dans la classe politique, la nouvelle forme d'organisation, sous forme de mouvement, d'assemblée leur convient donc."


Soirées au quartier


A tizi, le soir, les jeunes, les habitants se retrouvent au café ou dans la rue aux alentours. C'est l'occasion de discuter, de se retrouver pour quelques heures. On parle du quotidien et beaucoup de politique, entre deux informations sur le foot. On parle du vide, ce sentiment que la vie ne peut être qu'une inlassable photocopie. A moins de partir en France, au Canada, ou n'importe où ailleurs. Les soirées se passent ainsi, une verveine au sirop de menthe, tenir le mur, on fume la cigarette pour brûler l'ennui...

Je leur parle du Printemps noir. D’abord méfiants, ils prennent vite plaisir à la discussion. On affirme que le mouvement était horizontal, et on sourit jaune en pensant aux dialoguistes, on martèle que ce sont des problèmes qui concernent toute l’Algérie et pas seulement la Kabylie : « il faudrait que les autres régions bougent aussi. Alors on pourrait faire partir ce pouvoir ». Comment et pourquoi se sont faites les émeutes, les violences ? Elles se sont faites d’elles-mêmes : "On saccage ce qui représente l'Etat, il y a aussi Sonelgas, les PTT, etc. On n’a pas touché aux écoles, bien que j'aurais aimé que l'on y touche parce qu'elles ne nous ont rien donné. J'ai besoin de papiers, à chaque fois que je vais à la mairie on me fait attendre, donc je vais saccager la mairie, je paye depuis 10 ans ma facture d'eau, mais l'eau qui sort de mon robinet 2h par jour n'est pas potable, je saccage le siège de l'eau et ainsi de suite...", explique Rachid.

La violence de rue est le seul moyen d'expression, elle exprime le désespoir et le ras-le-bol, la haine de ce pouvoir, et aucune force politique n'est à même de répondre à tous ces émeutiers. D'ailleurs les sièges du FFS et du RCD, les deux seuls partis vraiment implantés en Kabylie, ont été dès le début pris d'assaut, comme le dit Farid : « Les sièges des partis c'est une manière de dire : "on ne veut pas de couleur partisane dans notre mouvement ". Les partis sont totalement discrédités, ils n'ont rien apporté. Le mouvement dit : je parle en mon nom, seul, et à ma manière. »

Cette révolte n'a pas eu de représentant. Il y a bien eu la résurgence des aarchs, mais cette forme d'organisation s'est à nouveau empêtrée dans une forme de bureaucratisme et a fini par ne représenter qu’elle-même. Comme le dit Moussa "Quand on me parle d'aarouchs j'ai l'impression que l'on me parle de quelque chose qui m'est étranger. Ils sont présentés comme nos tuteurs... Ils représentent la population aux yeux de l'Etat, mais ils ne représentent qu'eux-mêmes !". Pour Kader, dès le début, les délégués freinent le mouvement, disent de ne pas casser, etc : "Ces délégués ont étouffé le mouvement. Ca sert à rien d'arrêter quand on a 123 jeunes qui sont assassinés,ça sert à quoi de continuer de vivre quand ton frère est mort dans les émeutes. On vivra tous ou on meurt tous. Vivre dignement ou mourir."

La discussion continue, digresse. La soirée se prolonge, puis il se fait tard, petit à petit chacun va se coucher.


Quelques jours plus tard


08h, je monte dans le bus pour Alger. 200 DA et 5 heures de route, je cogite en regardant par la fenêtre.

10 ans de guerre civile en Algérie, pendant ce temps le pays a changé, l'économie s'est modernisée, prête pour les investisseurs étrangers. Pour le quidam, lui, les difficultés sont toujours les mêmes.

La fin des années 80 correspond à un moment de modernisation de l'appareil d'Etat algérien. Cette nouvelle donne politique, où le multipartisme a été introduit (après les violentes émeutes de 88), où des réformes économiques se voulaient nécessaires, conduisit à une vive concurrence entre les tenants du pouvoir – c'est-à-dire l'armée et le FLN – et les islamistes derrière le FIS. Ces derniers avaient beau jeu de contester l'omnipotence des vieux cadres dirigeants du pays. En Algérie, la rancune contre les privilégiés du pouvoir et autres enfants du FLN était déjà bien ancrée dans la population. Et les prolétaires d'Algérie vont devoir encore se saigner plus pour que l'économie algérienne se modernise, se rentabilise. Les islamistes sauront aussi jouer sur cette tension sociale. Soyons clairs : les islamistes n'ont jamais été une quelconque expression de la révolte, mais bien au contraire son encadrement, son étouffement. Je me souviens de ce que me disait Zahra, “ Quand je suis à l'étranger, j'ouvre le robinet, à chaque fois, je suis émerveillée de voir que de l'eau coule à flots. En Algérie, nous avons de l'eau vingt minutes tous les quatre jours. Pendant l'été 1997, nous avons eu de l'eau trois jours. C'est à devenir folle. Le FIS lors de sa campagne a promis que l'eau serait distribuée de façon égalitaire dans tout le pays. Car il est évident que les quartiers riches ont de l'eau toute l’année. Un jour, dans un programme de télé, une femme du peuple à qui on demandait de s'exprimer sur le terrorisme répondit : "Moi, ce que je veux c'est de l'eau !" Le FIS a aussi promis que tous les enfants auraient accès à l'éducation ; que les enfants de riches n'auraient plus la possibilité d'aller à Paris pour étudier. En un mot, le FIS comme le FLN en 1962 proposait un monde meilleur à un peuple révolté par l'injustice et la corruption. Voilà, en partie, ce qui explique pourquoi le FIS a eu une telle popularité, pourquoi autant de femmes ont voté pour lui. Très vite, après 1990, on a compris que les méthodes de gestion municipale du FIS se calquaient sur celles de leurs prédécesseurs. Leur pratique se résumait surtout à interdire ceci ou cela. Et à favoriser les militants. C'était le retour de la corruption, du clientélisme. ”


Arrivé à Alger, rendez-vous 17h sur les marches de la grande poste. Je suis un peu en avance. Pas loin d'ici vers 17h ou 17h30, deux policiers seront assassinés à Bellecour. Je n'ai rien vu, tant mieux. Je rencontre Redouane, le porte-parole du CLA, les conseils des lycées d'Alger. Ils viennent de mener une grève de près de 3 mois. Bien que n'ayant pas débordé le cadre du fonctionnement des lycées, ce mouvement a résonné dans toute la société, "En Algérie défendre les libertés, c'est très important. Il y a des paradoxes extraordinaires ici. C'est une société extrêmement policée. Quand nous avons interdit les RG d’entrer dans nos réunions, les gens nous prenaient pour des fous. Avec le terrorisme la police était omniprésente, les gens ont perdu leur réflexe même d'une réunion privée. Nous avions un soutien large de la société pendant cette grève. Nous devons participer à donner la parole à la société. La perspective pour le CLA c'est d'être un acteur social qui ne soit pas contrôlé."

Retour


A nouveau le bateau, la mer est mauvaise. Alors que va-t-il se passer maintenant ? Une fois élu, le nouveau président, sûrement Boutefika, reviendra à la charge pour privatiser les hydrocarbures, les conditions de travail et de survie des prolétaires vont continuer à s'aggraver. Mais qu'est-il possible, les mouvements de contestation ressemblent trop, en Algérie comme ailleurs, à des défaites. Pourtant, comme le notait Saddek, "Dans la conscience des gens ce mouvement a apporté un espoir. Il n'y a pas d'autres alternatives. La crise que nous vivons aujourd'hui est politique. Sans un mouvement qui exprime les intérêts des opprimés, des chômeurs, des classes laborieuses, on ne peut avoir de perspectives.

Ce mouvement a brisé la peur, la peur de la gendarmerie, la peur des islamistes, la peur du pouvoir.". Et les jeunes du quartier de Tizi le disaient sans triomphalisme, "Aujourd'hui rien à changé, l'étincelle peut reprendre à tout moment. On est assis sur un baril de poudre !"

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Une allumette prend feu...


Nestor Pantruche, décembre 2003.